Priez pour nous, pauvres voyeurs !

Depuis que les images de l’accident de Jules Bianchi, filmées par un amateur, ont été massivement diffusées sur Internet, il est difficile d’échapper au débat sur la nécessité de leur diffusion.

A titre personnel, je ne cacherai pas que, comme beaucoup d’entre vous je le suppose, je me suis jeté sur les images dès que j’en ai entendu parler. Je ne me suis pas contenté de simples extraits, de gifs animés, mais j’ai cherché la vidéo dans sa version la plus longue avec le zoom sur la zone de l’accident d’Adrian Sutil où les commissaires sont déjà à l’œuvre et la longue attente avant les images, terribles, du crash du Français.

Regarder ces images est un geste ô combien naturel que je ne peux pas condamner. Certains diront qu’il s’agit d’un nouvel exemple du voyeurisme le plus pur, que voir la Marussia s’encastrer dans ce « putain d’camion » n’apporte rien, si ce n’est pour vous glacer le sang et accentuer la force de vos prières. En regardant la vidéo de l’accident de Jules Bianchi, comme j’ai pu décortiquer avant cela la vidéo de l’accident d’Ayrton Senna parfois jusqu’à la nausée, je souhaitais simplement comprendre, éclaircir un peu du mystère qui entoure cet accident.

Dimanche matin, nous avons vécu un traumatisme. Comme l’a très bien dit un de nos auditeurs dans un mail qu’il nous a envoyé lundi, cet accident nous rappelle que la Formule 1 – comme tous les sports mécaniques – n’est pas un sport dangereux mais un sport (potentiellement) mortel. C’est ce qui fait que l’on aime ce sport et que, malgré toutes les critiques que je pourrais lui porter, j’y investis plus que de raison mon temps et mon énergie. Malgré le caractère profondément partisan – voire fanatique – de certains d’entre nous, les occasions ne manquent pas de nous rappeler que nous formons une seule et même communauté, un sentiment communautaire d’autant plus fort que nous sommes bien souvent les seuls à suivre ce sport dans notre entourage. Pour moi, la F1 est comme une seconde famille dont le cercle le plus proche est constitué des membres de l’équipe du SAV. Même si les conditions, fort heureusement, ne sont pas réunies pour que nous soyons dans un travail de deuil, les mécanismes sont les mêmes : les premières heures passées sous anesthésie, la colère, le déni et… le besoin de comprendre, d’avoir des réponses. C’est ce mécanisme qui nous a poussé, dimanche, à aller chercher les photos du lieu de l’accident et de la monture de Jules Bianchi sous le plus d’angles possibles, ce qui n’a soulevé aucune levée de bouclier.

J’ai d’autant moins de scrupules à avoir regardé la vidéo de l’accident de Jules Bianchi qu’elle ne contient finalement rien qui porte atteinte à l’image du pilote. Les images du Niçois casqué dans sa voiture déchiquetée, elles, me choquent et m’amènent à m’interroger sur les intentions de ceux qui la diffusent.

Alors certains se sont indignés – et s’indignent encore – à l’idée que l’on puisse regarder, et pire, diffuser cette vidéo. Cette indignation, je peux la comprendre parce que j’ai eu le plaisir de rencontrer brièvement Jules Bianchi lors des Essais Privés de Magny-Cours en 2012 : j’y ai découvert un garçon un peu intimidé mais visiblement profondément humble, gentil et attentionné, qui a pris le temps de répondre aux questions de deux apprentis rédacteurs qui, armés d’une certaine assurance derrière leur clavier, tendaient pour la première fois, fébrilement, leurs micros à un pilote de Formule 1. En tant que spectateur, je suis resté sur la même impression que m’avait laissée ce jeune homme de 23 ans : depuis deux ans qu’il est en Formule 1, il n’a commis aucune erreur, ne s’est jamais emporté tout en montrant toutes les qualités d’un véritable leader chez Marussia. Pour que les choses soient dites : l’implication de n’importe quel pilote dans cet accident m’aurait attristée, celle de Jules Bianchi me fait chier. Alors je ne peux qu’imaginer la tristesse de ceux qui, depuis deux saisons voir plus, le suivent régulièrement, vivent à son rythme, que ce soit chez Canal+ ou parmi les rédacteurs de la myriade de sites Internet qui couvrent les courses (trop souvent sur les deniers personnels de leurs envoyés spéciaux).

Maintenant, en tant que rédacteur, on prétend aussi à informer les gens et l’émotion est tout sauf une qualité du journaliste ou de celui qui prétend à le devenir. Les images de l’accident ont un véritable intérêt dans la mesure où elle nous éclairent sur les conditions de l’accident – sans pour autant en faire toute la lumière – et nous permettent aussi de soulever certaines interrogations, de chercher la responsabilité de chacun (car il y en a bien une).

Après, que l’on choisisse de la diffuser ou non, c’est à la discrétion de chacun mais il y a deux arguments que je refuse catégoriquement. Le premier consiste à vouloir protéger le visiteur d’images choquantes par leur violence. C’est réduire, ici, le visiteur à l’état d’être passif pour ne pas dire à l’infantiliser comme s’il n’était pas capable, de son propre chef, de choisir les images qu’il peut ou veut voir. Mais encore faut-il que le diffuseur de la vidéo se donne la peine de préparer le terrain et de prendre le recul nécessaire pour anticiper les questions afin d’accompagner au mieux le visiteur dans la découverte d’images violentes qui, signalons-le, n’ont rien de morbide. Le second argument, lui, consiste à se réfugier derrière le respect porté à Jules Bianchi et à sa famille. Encore une fois, les images en question n’ont rien de morbide et sont bien moins irrespectueuses que d’autres où l’on voit le pilote, inconscient, dans une Marussia déchiquetée ou pris en charge par les équipes médicales. Mieux, je pense que cette vidéo nous permet de prendre véritablement conscience de la gravité de l’accident et, du coup, de prendre un peu de recul, de retrouver notre place de spectateur, de fan. Ce qui serait manquer de respect à la famille, ce serait de faire le pied de grue devant l’hôpital, d’appeler le père de Jules Bianchi pour lui demander des informations alors qu’il doit vivre le cauchemar de voir son fils prendre, potentiellement, le même chemin que son père et son oncle, à des milliers de kilomètres de lui.

Montrer la vidéo de l’accident de Jules Bianchi, c’est simplement faire son travail de journaliste, que beaucoup prétendent souvent être. La raison profonde qui explique que certains ne souhaitent pas diffuser la vidéo, c’est qu’ils sont trop proches de Jules Bianchi – et de manière générale des pilotes – pour avoir un traitement véritablement journalistique. C’est la position la plus courageuse et la plus digne d’un journaliste : reconnaître qu’il n’est tout simplement pas neutre et que par conséquent il est dans l’incapacité d’effectuer son travail.

Maintenant, ne nous ne voilons pas la face. L’accident de Jules Bianchi (comme ceux de Schumacher, de Maria de Villota ou encore de Felipe Massa avant lui) sont vécus par certains comme de véritables aubaines où le devoir d’information sert d’excuse à la course au clic et aux rentrées publicitaires. Rien qu’à notre niveau, sans que nous ayons publié d’article pour suivre l’état de santé de Jules, en nous contentant d’un direct qui n’avait pour autre ambition que de nous réunir dimanche matin pour traverser ce moment d’angoisse sans passer par une communication officielle, malgré tout cela, notre émission en direct de lundi soir a battu un record d’audience sans que l’on en tire le moindre profit financier puisque le SAV de la F1 est intégralement financé sur nos fonds propres, sans recours à la publicité ou au sponsoring. Le fait est simplement que, mobilisée, la communauté des fans de sports mécaniques trouve refuge auprès de nous tous : sites Internet, blogs, forums et podcasts confondus.

A mon goût, les plus indécents sont ceux qui ont rédigé des articles pour évoquer l’existence d’une vidéo en se réfugiant derrière le respect dû au pilote et à sa famille pour ne pas la diffuser. Ces gens-là savent très bien que nous allons chercher la vidéo et s’achètent une sorte de respectabilité en ne la diffusant pas tout en engrangeant les bienfaits d’un titre référencé par les moteurs de recherche contenant les mots « Bianchi », « vidéo » et « crash ».  C’est ce comportement-là qui est ordurier.

Cela l’est d’autant plus que la plupart des sites ne se gênent généralement pas pour diffuser des vidéos de crashs dont l’absence de conséquences graves absout de toute décence. Il vous suffira d’une simple recherche google avec « vidéos » et le nom de votre site préféré comme mots clés pour voir que les « accidents » et « crashs » sont au cœur de la stratégie de référencement desdits sites pour assurer la plus grande visibilité de leurs galeries vidéos. Mais ne leur jetons pas la pierre : s’ils le font, c’est parce que nous sommes demandeurs. On veut du crash, de l’accident ! On veut des courses sous le déluge et on veut que ce soit dur de piloter une Formule 1, que ce soit spectaculaire.

La réalité profonde, comme a eu l’honnêteté de le dire Guillaume Navarro dans un article pour ToileF1, c’est que diffuser les images de l’accident de Jules Bianchi, qui enfreignent les droits de la FOM, exposent les sites à des sanctions qui peuvent les amener à perdre leur précieuse accréditation.

Cette vidéo, vous ne la trouverez pas sur notre site. Ce n’est pas par respect pour Jules et sa famille que nous ne la diffusons pas ni par égard pour nos visiteurs qui pourraient être choqués par ces images et encore moins pour conserver une accréditation dont nous sommes dépourvus. A vrai dire, la question ne s’est même pas posée. Pourquoi ? Vous m’en demandez trop. Les faits sont simples : j’ai dû mettre plus de trois heures à publier l’article résumant la course et il a fallu faire appel à la mobilisation générale pour nous mettre, tard dimanche soir, à la rédaction de l’article qui accompagne le SAV de la course du Grand Prix du Japon. La réalité, c’est que nous avions simplement d’autres préoccupations. Personnellement, j’ai fait une sieste dimanche après-midi, j’ai préparé le repas du soir en écoutant la course de Nascar, j’ai essayé de reprendre le cours de ma vie en m’évertuant à apaiser l’inquiétude de ma famille (la vraie et celle du SAV). Les images, vous n’avez pas besoin de moi, de nous, pour les voir. Vous êtes des grands maintenant, vous savez utiliser un moteur de recherche.

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