Retour à Zandvoort (1/5) – Villeneuve, rodéo sur deux roues en 1979

Le dimanche 3 mai 2020 aurait dû marquer le retour, après 35 ans d’absence, d’un monument de la F1 : Zandvoort. Du haut des dunes de la mer du nord, 30 ans d’histoire de la F1 nous contemple. Mais, pour commencer, attardons nous sur l’inoubliable édition 1979.

L’empreinte statistique laissée par Gilles Villeneuve sur la Formule 1 est relativement mince : 6 victoires et 2 poles. Si on ne regardait la F1 que par ce prisme, Gilles Villeneuve ne serait qu’un bon pilote parmi tant d’autres. Pourtant, au petit jeu du meilleur pilote de l’Histoire, il est régulièrement cité parmi les 10 meilleurs, et 38 ans après sa mort, des banderoles à son effigie continuent de flotter dans les tribunes des circuits de F1.

Avant la saison 1979, le Québécois n’a que moyennement convaincu. Après quelques courses de rodage en 1977, d’abord chez McLaren à Silverstone, puis en fin de saison chez Ferrari en remplacement de Niki Lauda, il avait obtenu un baquet de titulaire en 1978 au sein de la Scuderia. Coupable de nombreuses erreurs de pilotage, il avait également peiné à justifier sa réputation de pilote rapide en se faisant nettement dominer par son coéquipier en rouge, le vétéran argentin Carlos Reutemann. A tel point qu’à la mi-saison, la presse italienne avait commencé à réclamer sa tête. Une deuxième moitié de saison plus solide, marquée par une victoire, il est vrai chanceuse, chez lui au Canada, lui avait permis de s’offrir un peu de répit.

Début 1979, Gilles Villeneuve joue gros. Il doit enfin démontrer que la confiance que lui accorde Enzo Ferrari en personne est justifiée. Il y parviendra. A sa façon.

Dès le début de saison, il conquiert deux succès consécutifs pleins d’autorité : en Afrique du Sud, sur les terres de son nouvel équipier Jody Scheckter, puis dans les rues de Long Beach, au terme d’une éblouissante démonstration de pilotage. Il prend ainsi la tête du championnat du monde. La suite est plus brouillonne pour le Québécois et permet à Jody Scheckter, successivement victorieux en Belgique et à Monaco, d’assoir son statut de n°1 chez Ferrari ainsi qu’en tête du championnat. Mais en deux occasions, Gilles Villeneuve va durablement marquer les esprits.

Déjà à Dijon. En tête depuis le départ, le Canadien tient une belle occasion de se relancer au championnat, et cela d’autant plus que Jody Scheckter ne semble pas dans un grand jour. Mais sur le tracé bourguignon, Villeneuve doit faire face à l’inattendue résistance de Jabouille sur sa Renault. Le grand blond, qui s’était élancé de la pole position avant de rater son envol, tient sans problème le rythme de la Ferrari, et commence à se faire menaçant, obligeant Villeneuve à sortir le grand jeu pour conserver les commandes de la course. Au 47e des 80 tours, Jabouille trouve enfin l’ouverture. Les pneus détruits par sa résistance, Villeneuve ne peut que laisser le Français s’envoler. Pire, il assiste impuissant à la remontée de l’autre Renault, celle de René Arnoux. A 5 tours de l’arrivée, Arnoux opère la jonction. L’état des gommes de Villeneuve et la différence de rythme entre les deux hommes laissent peu de doute sur l’issue du duel. A l’entame du 78e tour, Arnoux passe et semble en mesure de s’envoler. Mais un tour plus tard, la Renault, proche de la panne sèche, hoquète, permettant à Villeneuve, au prix d’un freinage venu de nulle part, toutes roues bloquées, de reprendre son bien. Arnoux passe à nouveau à l’offensive à l’entame du dernier tour. La suite est gravée dans la légende de la F1. Quasiment un tour complet durant lequel Arnoux et Villeneuve, roues contre roues, en glissade permanente, se touchent, se doublent et se redoublent. Villeneuve a le dernier mot et conserve héroïquement sa deuxième place. Certains puristes font la moue devant ce duel peu académique, mais le public, extatique, séduit par l’adresse et l’audace du petit Québécois, s’est trouvé un nouveau chouchou.

Quelques semaines plus tard, la F1 fait escale à Zandvoort. A première vue, l’été qui est sur le point de s’achever n’a pas vraiment fait évoluer la situation au championnat et Scheckter reste à portée de tir de Villeneuve. En réalité, la situation est plus complexe, car Ferrari n’a pas vraiment brillé lors des précédentes courses. Même s’il n’affiche plus la même forme qu’en début de saison, Jacques Laffite n’est pas décramponné et surtout, il est désormais l’incontestable leader de Ligier suite à l’accident de deltaplane qui a envoyé Patrick Depailler à l’hôpital. A cela s’ajoute l’impressionnante montée en puissance de l’écurie Williams et de son leader Alan Jones. Tout cela place la Scuderia Ferrari dans une situation inconfortable et le recours aux consignes d’équipe au profit de Scheckter, risque de s’avérer indispensable pour ne pas prendre le risque de tout perdre. Dans ce contexte, la marge de manœuvre de Villeneuve est donc très limitée.

A l’issue des qualifications, les Renault et les Williams trustent les deux premières lignes. Les Ferrari sont quant à elles reléguées en troisième ligne. Au départ, coup de tonnerre ! Auteur d’un envol parfait, Villeneuve passe le premier virage en deuxième position derrière Jones, tandis que Scheckter, qui a enclenché la mauvaise vitesse, se retrouve bon dernier. Le Québécois tient probablement là sa dernière chance de remettre en question la hiérarchie interne et de continuer à rêver au titre.

Tandis que Scheckter mène une impressionnante remontée dans le cœur du peloton, Villeneuve harcèle Jones. Dans la ligne droite des stands, à l’entame du 11e tour, le Canadien profite de l’aspiration pour lancer une attaque. Jones protège son intérieur, obligeant Villeneuve à prendre l’extérieur dans Tarzan, le premier virage du circuit. La manœuvre du Québécois, obligé de contrôler un survirage, semble vouée à l’échec. Pourtant, Gilles insiste, retrouve de l’adhérence, remet les gaz, et parvient à se rabattre devant la Williams. Le public est debout !

Villeneuve creuse rapidement l’écart, jusqu’à avoir 5 secondes d’avance sur Jones. A partir du 40e tour, les choses se compliquent. Simple malchance ou conséquence de sa générosité au volant ? Toujours est-il que le Québécois est victime d’une crevaison lente à l’arrière gauche. Le comportement de sa Ferrari se dégrade progressivement et permet à Jones de revenir sur lui. Au 47e tour, alors qu’il tente de résister aux assauts de l’Australien avec une monoplace de plus en plus rétive, il part en tête à queue et doit laisser passer la Williams.

Il repart en deuxième position mais deux tours plus tard, son pneu arrière-gauche l’abandonne définitivement et éclate à l’abord du virage de Tarzan, expédiant une nouvelle fois la Ferrari hors-piste.

Villeneuve n’en reste pas là. Il entreprend de faire une dangereuse marche arrière sur la piste, et reprend la course. Malgré un pneu déchappé, le Québécois repart à pleine vitesse, escaladant généreusement les vibreurs, comme s’il était dans un tour de qualifications. Sa suspension arrière-gauche n’y résiste pas et s’affaisse. Pas assez pour convaincre Villeneuve de renoncer. Alors que tout l’arrière-gauche est désormais arraché et que sa jante pendouille dangereusement, menaçant de se détacher, il continue. Un bras levé pour signaler qu’il est en difficulté, l’autre pour maîtriser sa monoplace, qui roule maintenant sur deux roues (l’arrière-gauche arrachée, l’avant-droit surélevée) sur un rythme ahurissant. Le Québécois finit par s’arrêter aux stands où ses mécaniciens le congratulent chaleureusement.

Autre temps, autres mœurs. Aujourd’hui, l’attitude de Villeneuve passerait, à juste titre, pour totalement irresponsable tant le risque était grand que sa roue arrachée se détache totalement et vienne heurter un autre pilote ou finisse dans le public. A l’époque, personne n’y a vu autre chose que l’acte de bravoure génial d’un pilote qui ne renonce jamais.

Définitivement entré dans le cœur du public, Villeneuve n’en réalise pas moins une très mauvaise opération au championnat. Son abandon, combiné à la victoire de Jones, à la deuxième place de Scheckter, remonté méthodiquement après son départ raté, et au podium de Laffite, est le pire des scénarii pour lui. Le voilà désormais relégué à la quatrième place au championnat et condamné, comme il pouvait le craindre, à jouer le jeu d’équipe pour permettre à Scheckter d’assurer son titre mondial. Ce qu’il fera loyalement et sans rechigner au grand prix suivant, à Monza.

Gilles Villeneuve, qui se tuera moins de 3 ans plus tard, ne sera jamais champion du monde. Aurait-il pu l’être ? Sa rapidité, son adresse, sa témérité ne seront jamais discutées. Même ses contemporains avoueront leur admiration devant le talent naturel du Québécois, véritable funambule, capable de contrôler sa monoplace dans les situations les plus improbables. Mais être champion du monde demande d’autres qualités : de l’intelligence de course, du calcul. Également une part de rouerie et de cynisme, comme il en fera lui-même les frais à Imola en 1982 face à Didier Pironi. Villeneuve qui plaçait le plaisir du pilotage avant l’ambition, n’avait probablement pas toutes les qualités requises pour décrocher le titre. Sa place dans l’Histoire de la Formule 1 n’en est pas moins unique.

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