Aux Japonais absents

Pour la première fois depuis 2014, un pilote nippon court cette saison en F1. Très attendu pour ses débuts chez AlphaTauri, Yuki Tsunoda tente de mettre un terme à un curieux paradoxe : le Japon, une des plus grandes puissances automobiles du monde, n’a encore jamais eu de grand pilote de F1.

Les pionniers

L’histoire du Japon avec la F1 commence officiellement en 1964, avec l’arrivée de Honda. Soichiro et ses ingénieurs, alors surtout connus pour leurs motos, cherchent à montrer au monde entier qu’ils savent également concevoir des voitures. Honda fait alors uniquement confiance à des « gaijin » pour défendre ses couleurs. De 1964 à 1968, durée de ce premier engagement de Honda en F1, aucune trace d’un pilote japonais aux côtés des Bucknum, Ginther ou Surtees.

Il faut attendre 1975 pour voir un pilote japonais en F1. L’année précédente, la petite écurie japonaise Maki s’est lancée dans le grand bain, et elle compte dans ses rangs, en tant que pilote essayeur, Hiroshi Fushida. Parfaitement raccord avec le vieux cliché selon lequel le Japon est un pays qui oscille entre tradition et modernité, le premier pilote de F1 japonais de l’histoire est le fils d’un des plus célèbres fabricants de kimonos du pays. Titularisé pour les GP des Pays-Bas puis de Grande-Bretagne, Fushida échoue par deux fois à prendre place sur la grille de départ, la faute à une monoplace totalement hors du coup.

La Maki F101 au Festival de Goodwood 2014 / © Stephen Hynds – Licence Creative Commons

Ce faux départ ne reste pas longtemps sans suite. En 1976, le Japon fait son entrée au calendrier du championnat du monde. Disputée sur le circuit de Fuji, placée en toute fin de championnat et restée célèbre pour être le dénouement du duel Lauda-Hunt, l’épreuve accueille de nombreux concurrents locaux.

Sur la liste des engagés, on trouve Masami Kuwashima, qui devait participer à la course sur une Wolf-Williams, avant d’être lâché par son sponsor à l’issue des premiers essais libres. On trouve également Noritake Takahara sur une Surtees, Kazuyoshi Hoshino sur une vieille Tyrrell privée, ainsi que Masahiro Hasemi sur une Kojima (constructeur issu du championnat local de F2). Détail qui a son importance : alors que l’intégralité du plateau est chaussée par Goodyear, Hoshino et Hasemi sont respectivement équipés de gommes Bridgestone et Dunlop.

Qualifié à une lointaine 21e position, Hoshino est la révélation du début du course disputée sous le déluge. Bien servi par ses Bridgestone, il pointe à la 8e place à l’issue du premier tour, et se hisse même sur le podium l’espace de quelques boucles avant de finalement rentrer dans le rang puis d’abandonner, faute de pneus neufs à monter.

Hasemi fait lui sensation en réalisant le 4e meilleur temps de la première séance de qualifications, puis le 10e lors de la seconde séance. En course, avec ses Dunlop, il fait lui aussi jolie impression sous le déluge des premiers tours, tient sa place dans le cœur du peloton, avant que la détérioration prématurée de ses gommes ne l’oblige à lâcher prise. Surprise, en fin de course, il est crédité du record du tour, réalisé dans la 25e boucle au cours de la laquelle il a pourtant perdu 3 positions ! L’erreur des officiels, bien qu’admise et rectifiée quelques jours plus tard, figure encore sur de nombreux sites et ouvrages.

Rebelote pour le GP du Japon 1977, avec les présences de Takahara sur la Kojima officielle, de Hoshino sur une Kokima privée, et de l’ancien motard Kunimitsu Takahashi  sur une Tyrrell privée. Mais cette fois, sur une piste sèche, les locaux ne parviennent pas à se mettre en évidence.

Si tous ces noms apparaissent très anecdotiques dans la grande histoire de la Formule 1, ils ne le sont pas au Japon. Kazuyoshi Hoshino, dont la carrière de pilote s’est étalée sur quatre décennies et qui possède un palmarès épais comme le bottin, est considéré comme le pape du sport automobile japonais. En 1996, à presque 50 ans, il rivalisait avec le jeune Ralf Schumacher dans le championnat de Formula Nippon. Qui sait la carrière qu’il aurait pu réaliser s’il avait eu l’opportunité de s’exiler en Europe lors de ses jeunes années ?

Le Japon perd sa place au calendrier à l’issue de l’édition 1977. Une disparition qui s’accompagne de celle des pilotes japonais pendant près de 10 ans.

Honda / Suzuka / Nakajima  : le Japon revient en force

En 1983, le Japon fait son retour en F1, par l’intermédiaire de Honda, cette fois en tant que motoriste. Près de 15 ans après sa première expérience mitigée en F1, Honda n’entend pas faire profil bas et ambitionne de placer durablement le Japon sur la carte de la F1.

Première étape : dominer la F1. Objectif accompli dès 1986 avec le titre mondial des constructeurs pour Williams-Honda. De 1986 à 1991, Honda remportera 6 titres des constructeurs et 5 titres des pilotes.

Deuxième étape : faire revivre le GP du Japon. En 1987, la F1 découvre le magnifique tracé de Suzuka, propriété de Honda et qui ne tardera pas à devenir un classique du championnat.

Satoru Nakajima au volant de la Lotus 100T lors du GP du Japon 2018 / © Takayuki Suzuki – Licence Creative Commons

Troisième étape : faire en sorte qu’un pilote japonais soit de l’aventure. Le choix de Honda se porte naturellement sur Satoru Nakajima, qui défend les couleurs de la marque depuis 1981 en Formule 2 japonaise, et qui s’est progressivement affirmé comme le grand rival de Kazuyoshi Hoshino.  Honda inaugure à cette occasion une démarche qui sera longtemps la marque de fabrique des constructeurs japonais F1 : imposer un de ses pilotes au sein d’une écurie qu’elle motorise. Williams refuse (Honda souhaitait que Nakajima remplace Nigel Mansell, tout juste vice-champion du monde !), ce que Lotus, qui a un budget plus serré, n’est pas en position de faire. Voilà comment Satoru Nakajima devient en 1987 le premier pilote japonais titularisé à temps complet en F1.

A 34 ans, sans doute ce passage en F1 est-il trop tardif pour lui. Surtout, il se heurte à ce qui sera souvent le plus gros problème des japonais en F1 : la barrière de la langue. Peu à l’aise dans la langue de Shakespeare, Satoru est incapable de communiquer correctement avec ses ingénieurs châssis. Véritable idole au Japon (il existe même des jeux vidéos à son nom), Nakajima est le plus souvent moqué en Europe, où son nom est synonyme de pilote lent, enclin aux sorties de route et accrochages. Le qualificatif de « kamikaze », avec tous les relents douteux qu’il comporte, lui est régulièrement accolé, comme il le sera par la suite pour beaucoup de ses compatriotes. Paradoxalement, c’est lors de son dernier GP chez Lotus, et alors que l’écurie est en plein déclin, qu’il réalise la meilleure course de sa carrière : à Adelaide, en 1989, sous le déluge, il ramène une très solide 4e place et s’offre en prime le record du tour. Garanti sans erreur de chronométrage cette fois.

Yen aura pour tout le monde

Si le passage de Nakajima (1997-1991) en F1 ne reste pas dans les mémoires, sa présence contribue à déclencher une passion du Japon pour la F1. Passion qui déborde rapidement sur Ayrton Senna. Le Brésilien, premier coéquipier de Nakajima en F1, et dont les succès avec Lotus puis avec McLaren sont indissociables de ceux de Honda, acquiert un statut de demi-Dieu au pays du Soleil Levant.

A la fin des années 1980, et au début des années 1990, de multiples sponsors japonais tentent de surfer sur cet engouement et  décident d’investir massivement en F1, allant même jusqu’à racheter des écuries historiques. March, Arrows et Brabham passent ainsi sous capitaux nippons, tandis que d’autres motoristes (Subaru, Yamaha) se lancent dans le grand bain. Alors que l’économie mondiale est au ralenti, le Japon connaît une croissance fulgurante, faisant du Yen la monnaie la plus prisée du paddock.

Plusieurs pilotes japonais en profitent, parfois juste le temps de l’enchainement GP du Japon / GP d’Australie de fin de saison, pour le compte d’écuries peinant à boucler leur budget. Citons en vrac Naoki Hattori (1991), Toshio Suzuki (1993), ou Hideki Noda (1994) auteur de passages aussi brefs qu’anonymes.

Aguri Suzuki au volant de la Larrousse-Lola LC90 lors du GP du Japon 2012 / © Morio – Licence Creative Commons

D’autres parviennent à s’inscrire dans la durée et à se faire remarquer, tel Aguri Suzuki (1988-1995).  Après un passage calamiteux chez Zakspeed-Yamaha en 1989 (16 non-préqualifications en 16 courses), il est titularisé au sein de l’écurie française Larrousse en 1990. Arrivé avec l’étiquette peu valorisante de pilote payant (Toshiba est le principal sponsor de l’écurie), au fil de la saison, il parvient à rivaliser avec son coéquipier Eric Bernard, qui passe pour être un authentique espoir. Son année connaît une apothéose à Suzuka quand à l’issue d’une prestation très solide, il devient devant son public le premier pilote japonais à monter sur un podium de F1. Un temps pressenti pour intégrer une écurie de premier plan (son nom circulait pour rejoindre Benetton en 1991 grâce à l’appui du circuit d’Autopolis, un des principaux sponsors de l’équipe) Aguri ne confirmera jamais les belles promesses de 1990 et la suite de sa carrière, essentiellement dans des écuries motorisées par Mugen-Honda, sera plus que quelconque.

Un autre pilote fait naitre quelques espoirs, rapidement déçus : Ukyo Katayama (1992-1997). Remplaçant de Suzuki chez Larrousse en 1992, puis placé chez Tyrrell en 1993 grâce à l’appui conjoint d’un cigarettier et de Yamaha, Katayama réalise des débuts en F1 catastrophiques, marqués par un nombre impressionnant d’accrochages et sorties de piste. Mais alors que son cas semble désespéré, il est touché par la grâce lors de la saison 1994, au cours de laquelle il domine régulièrement son réputé coéquipier Mark Blundell. Cela lui vaut des louanges de la part de membres influents du paddock, et notamment du nouveau champion du monde Michael Schumacher, qui avoue être souvent impressionné par le style du Japonais. Hélas, les jolis chronos de Katayama sont le résultat d’un surpilotage rarement payant sur la durée et sa belle saison 1994 restera une brillante parenthèse au milieu d’une carrière globalement terne.

La fin de l’insouciance

Le milieu des années 1990 marque une rupture pour la F1 japonaise. Alors que l’Archipel est rattrapé par la crise économique mondiale, amplifiée par les conséquences du grave tremblement de terre de Kobé en janvier 1995, les investisseurs japonais se font plus rares, rendant plus difficile l’accès à la F1 pour les pilotes nippons. La mort du très populaire Senna en 1994 contribue aussi à un désamour des Japonais pour la F1. Alors qu’au début des années 1990, les organisateurs du GP du Japon devaient procéder par tirage au sort pour décider des personnes pouvant assister à la course (ils recevaient quatre fois plus de demandes qu’il y avait de places disponibles), ils peinent désormais à remplir leurs tribunes. Projet lancé lors des années d’euphorie, la deuxième manche japonaise du championnat du monde, organisée à Aida sous le nom de « GP du Pacifique », ne connaît finalement que deux éditions (en 1994 et 1995) avant de disparaitre.

Au milieu de ce marasme, quelques pilotes parviennent néanmoins à accéder à la discipline reine, avec plus ou moins de résultats. Plutôt moins que plus d’ailleurs.

Après une pige chez Simtek en 1994, Taki Inoue est titularisé en 1995 chez Arrows. Sa saison ne tarde pas à virer à la grosse blague. Particulièrement lent, il se fait remarquer pour des raisons grotesques. A Monaco, en panne à l’issue d’une séance d’essai, et sur le point de se faire ramener aux stands par la dépanneuse, il est heurté par la Clio de Jean Ragnotti qui s’offrait un tour de démonstration, et termine sur l’arceau. Puis, en Hongrie, voulant aider les commissaires à éteindre un feu naissant sur sa monoplace en panne, il se fait renverser par une voiture d’intervention. A Monza, il est également la cause indirecte de l’accrochage entre Michael Schumacher et Damon Hill, les deux prétendants au titre mondial.

La Footwork FA16 de Taki Inoue après son incident lors du GP de Monaco 1995 / © Steve Gregory – Licence Creative Commons

Passage en F1 également oubliable pour Shinji Nakano (1997-1998), placé chez Prost GP en 1997 par le motoriste Mugen-Honda, et rapidement pris en grippe par Le Professeur. Alors qu’Olivier Panis se bat pour les podiums, Nakano navigue en fond de grille. Frustré de ne pouvoir compter que sur une seule voiture, Prost parle de « voiture morte » pour stigmatiser le niveau du jeune Shinji. L’expression conforte dans l’esprit du public l’idée que les pilotes japonais n’ont pas le niveau et ne doivent leur présence en F1 qu’au soutien d’un généreux sponsor ou d’un motoriste

Autre déception, Tora Takagi (1998-1999), protégé de Satoru Nakajima. Après une première saison intéressante chez Tyrrell en 1998 au cours de la laquelle il démontre avoir un joli coup de volant, il rentre rapidement dans le rang chez Arrows en 1999. Alors que des garçons comme Suzuki, Katayama ou Nakano avaient fait preuve d’une belle adaptation au mode de vie occidental, Takagi montre les mêmes défauts que son mentor Nakajima : un caractère renfermé et une absence de maîtrise des rudiments de la langue anglaise, peu propices à l’épanouissement en F1.

Le retour des constructeurs

De retour en F1 en 2000, Honda refait le coup du pilote pistonné, avec Takuma Sato (2002-2008), placé chez Jordan puis chez BAR. Sauf que cette fois, Honda a compris qu’un pilote japonais n’ayant quasiment jamais mis les pieds en dehors de son pays, n’avait aucune chance de briller en F1 face à des garçons formés dans les très relevées formules de promotion européennes. Suivant le modèle d’autres constructeurs, Honda a mis en place une véritable filière destinée à préparer ses protégés au plus haut niveau. Vainqueur du très compétitif championnat de F3 britannique qu’il remporte en 2001, vainqueur des Masters de Zandvoort et du GP de Macao, Takuma Sato débarque en F1 avec un bagage et une légitimité qu’aucun de ses compatriotes n’a eu avant lui. Le résultat global reste mitigé, mais la jovialité et le pilotage généreux  de « Taku » en font rapidement un des chouchous du public. Point d’orgue de son passage en F1 : un podium en 2004 au GP des USA disputé à Indianapolis. Comme un heureux présage de ce que sera la carrière post-F1 de celui qui est désormais double vainqueur des 500 Miles d’Indianapolis.

Takuma Sato achève sa carrière en F1 chez Super-Aguri, écurie montée de bric et de broc par Aguri Suzuki avec le soutien de Honda. Si l’écurie Honda devient vite synonyme de gâchis, la petite sœur Super Aguri, portée par l’enthousiasme de son fondateur, recueille un joli capital sympathie. En plus de permettre à Takuma Sato de poursuivre sa carrière après son éviction de Honda, Super Aguri offre sa chance en F1 à deux autres Japonais en 2006 : Yuji Ide et Sakon Yamamoto. Pas grand chose à retenir du passage discret de Yamamoto. Par contre, celui d’Ide marque les esprits, pour de très mauvaises raisons : complètement perdu au volant de sa F1, hors du rythme voire même dangereux, il se fait retirer sa Superlicence par la FIA au bout de seulement 4 Grands Prix. De quoi se retrouver régulièrement cité par les passionnés de F1 au jeu du « qui est le plus mauvais pilote de l’histoire ». Pourtant, les résultats d’Ide en Formula Nippon étaient plus que solides, ce qui, sans faire de lui un champion du monde potentiel, ne permettait pas d’imaginer un tel fiasco en F1. Dans le cas d’Ide, comme pour d’autres de ses compatriotes, le problème est probablement venu d’un choc des cultures trop compliqué à appréhender.

Kamui Kobayashi au volant de la Toyota F109 lors du GP du Japon 2009 / © Morio – Licence Creative Commons

Après Honda, c’est Toyota qui se lance en F1 et décide de mettre en place une filière européenne afin d’avoir, comme Takuma Sato, des pilotes parfaitement adaptés à la vie sur le vieux continent, et capables de s’intégrer rapidement à des structures internationales. Deux pilotes en seront issus : Kazuki Nakajima (fils de Satoru) et Kamui Kobayashi.

Très solide en GP2, Nakajima traverse ses années en F1 (2007-2009) de façon relativement anonyme chez Williams-Toyota, tandis que Kobayashi (2009-2014), plus discret dans les formules de promotion, se révèle sur le tard. Mauvais timing pour Kobayashi puisqu’il accède à la F1 fin 2009 alors que Toyota est sur le point de se retirer, sur fond de crise économique mondiale. Son coup de volant séduit néanmoins Sauber. Au sein de l’écurie suisse, Kamui multiplie les prestations solides pendant trois saisons, grimpe sur un podium (à Suzuka en 2012) et s’affirme comme une valeur sûre du milieu de plateau. Pas suffisant pour rester en F1. Alors que beaucoup de ses compatriotes au talent incertain avaient par le passé squatté des volants grâce à leurs soutiens, Kobayashi a le malheur de s’affirmer comme le meilleur pilote japonais vu en F1 à un moment où l’archipel et ses investisseurs boudent la F1.

Difficile de ne pas y voir une certaine similitude avec le cas de Yuki Tsunoda, protégé de Honda, et qui vient d’effectuer ses débuts en F1 alors même que le constructeur japonais a déjà annoncé qu’il plierait bagage en fin d’année. Tsunoda n’a qu’un an pour démontrer qu’il vaut bien plus que l’étiquette de « pilote Honda » et qu’il peut devenir le champion que tout un pays attend.

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