Retour à Zandvoort (2/5) – Clark et la Formule Ford

Le dimanche 3 mai 2020 aurait dû marquer le retour, après 35 ans d’absence, d’un monument de la F1 : Zandvoort. Du haut des dunes de la mer du nord, 30 ans d’histoire de la F1 nous contemplent. Cette fois-ci, remontons jusqu’à l’édition 1967.

Début 1966, la Formule 1 s’offre une révolution réglementaire. Pas la première, et loin d’être la dernière. Les moteurs de 1500 cm3, en piste depuis 1961, cèdent la place aux moteurs de 3000 cm3. Une réforme qui fait la joie des puristes qui trouvaient que les monoplaces du championnat du monde étaient sous-motorisées. Supposée être la discipline reine du sport automobile, la Formule 1 manquait de puissance face aux protos de l’endurance, aux monoplaces du championnat américain USAC, ou même face à la Formule Tasmane. Il était temps de lui redonner ses lettres de noblesse.

Ce changement réglementaire, annoncé dès l’hiver 1963-1964, ne fait pas que des heureux. Depuis la fin des années 1950, la domination des constructeurs traditionnels est mise à mal par ceux qu’Enzo Ferrari qualifie avec mépris de « garagistes », des écuries qui ne construisent que le châssis, et font appel à un tiers pour la fourniture du moteur. Il s’agit essentiellement de Cooper, de Lotus et de Brabham, trois écuries motorisées par un V8 Climax. Le sort de ces trois écuries dépend donc du choix que fera Coventry Climax en vue de la saison 1966.

Début 1965, le couperet tombe : Coventry Climax n’entend pas concevoir un moteur 3 litres. Voilà qui laisse un an à trois des écuries les plus performantes du plateau, pour trouver une solution de repli.

Du côté de Cooper et de Brabham, ça sent bon le bricolage. Cooper, dont les propriétaires sont également les importateurs officiels de Maserati au Royaume-Uni, décide d’utiliser un moteur Maserati basé sur le peu convaincant V12 2,5 litres entraperçu en…1957 ! Brabham joue lui la carte locale et noue un partenariat avec Repco, un sous-traitant automobile basé à Melbourne, pour la préparation de moteurs basés sur des V8 Oldsmobile.

L’option Cosworth

Et Lotus ? Pour 1966, l’écurie de Colin Chapman, qui domine la Formule 1 depuis 1962 avec son pilote fétiche Jim Clark, s’est rapprochée de BRM, qui prépare un inédit moteur H16 (deux V8 de 1500 cm3 accouplés) dont la puissance annoncée fait saliver. Dans l’esprit de Chapman, le moteur BRM ne sera toutefois rien d’autre qu’une solution provisoire. Dès le courant de l’année 1965, il a en effet pris l’attache de Mike Costin et de Keith Duckworth, deux de ses anciens ingénieurs, fondateurs d’une officine de préparation de moteurs de course baptisée Cosworth. Chapman leur demande de concevoir un V8 correspondant à la future réglementation, et prêt à débuter en 1967.

Reste à trouver comment financer l’opération. La logique amène Chapman à se tourner vers Ford, avec qui il vient de remporter les 500 miles d’Indianapolis. Il se trouve également que les moteurs que Cosworth préparent en Formule 3 et en Formule 2 ont pour base des blocs de Ford Cortina. Le lien est donc tout trouvé. Une première approche auprès du géant de Dearborn se solde par une fin de non recevoir. Mais sous l’impulsion de Walter Hayes, directeur de la communication de Ford UK, Henry Ford II donne finalement son feu vert à l’opération et l’union Lotus-Ford-Cosworth est officiellement présentée à la presse fin 1965.

En raison de retards de conception, le moteur Cosworth n’est pas prêt à temps pour débuter l’année 1967. L’écurie Lotus doit donc, pour démarrer la saison, se contenter de moteurs Climax ou BRM. Le premier moteur Cosworth F1, appelé DFV (pour Double Four Valves, soit double arbre à cames et quatre soupapes par cylindre) est livré à Lotus le 25 avril 1967. Il est immédiatement installé dans un nouveau châssis, la Lotus 49. Comme souvent chez Lotus, on peut parler d’une monoplace révolutionnaire. Il s’agit de la première F1 de l’histoire avec un moteur porteur. Cela permet un gain de poids (l’obsession de Chapman) non négligeable, mais impose au moteur d’importantes contraintes en terme de torsion.

Ford impose Hill à Chapman

L’honneur de lui faire effectuer son premier roulage, sur le tracé de Snetterton, est accordé à l’un de ses géniteurs, Mike Costin. C’est ensuite Graham Hill qui est en charge de la mise au point du nouvel attelage. Le champion du monde 1962, qui avait quitté avec fracas Lotus, l’écurie de ses débuts, fin 1959, est donc de retour au bercail. Il s’agit d’une volonté de Ford, qui pour son arrivée en F1, entend pouvoir compter sur un duo de stars. Si Jim Clark est unanimement considéré comme le meilleur pilote du monde, son caractère discret n’en fait pas une personnalité aussi populaire que Hill, grand fêtard, jamais avare d’un bon mot, et toujours très à l’aise devant les micros et les caméras. L’année précédente, Hill a d’ailleurs, comme Clark un an plus tôt, remporté l’Indy 500 avec un moteur Ford, se faisant ainsi connaître du public américain.

Ce recrutement imposé contrarie Chapman, qui a noué depuis plusieurs années une relation fusionnelle avec Jim Clark. Les deux hommes travaillent en parfaite osmose, et cette relation laisse peu de place à un autre pilote de premier plan. Néanmoins, cette contrainte va s’avérer positive : la nouvelle Lotus-Ford nécessite une longue mise au point en essais privés, et Chapman peut s’estimer heureux de compter sur un pilote aussi performant et expérimenté que Hill, pour palier l’indisponibilité de Clark, qui est d’ordre… fiscal ! Le double champion du monde écossais partage en effet son temps entre les Bermudes et un appartement parisien (en réalité, l’appartement du journaliste Jean-Pierre Combac, fondateur du magazine Sport-Auto, et grand ami du clan Lotus) et compte minutieusement ses jours de présence au Royaume-Uni, pour ne pas avoir à payer ses impôts à la Couronne britannique. Qui a dit que les Écossais étaient près de leurs sous ?

La Lotus 49-Ford effectue ses grands débuts à Zandvoort au début du moins de juin. Les spécialistes regardent le V8 Ford de façon circonspecte. Les Brabham ont beau dominer la F1 avec leur V8 Repco, l’idée majoritaire est que la performance va de paire avec le nombre de cylindres. Qu’un constructeur aussi ambitieux que Ford débarque en F1 avec un « simple » V8 et non pas un rutilant V12 apparaît pour beaucoup ne pas aller dans le sens de l’histoire.

Débuts tonitruants et récital de Clark

Dès les qualifications, Graham Hill fait taire tous les sceptiques. Mettant à profit sa parfaite connaissance de sa nouvelle monture, le moustachu s’offre la pole position. Le champion du monde en titre Jack Brabham est relégué à une seconde pleine. Son coéquipier et leader du championnat, Denny Hulme, est lui à deux secondes. Prestation discrète par contre de Jim Clark, seulement qualifié 8e à 2″2. A sa décharge, c’est la toute première fois que l’Ecossais pilote la Lotus 49, et ses essais ont été perturbés par divers pépins techniques qui ont largement amputé son temps de roulage.

Le jour de la course, Graham Hill prend un envol parfait et s’installe aux commandes de l’épreuve. Il est immédiatement pris en chasse par un peloton de furieux composé de Brabham, Rindt, Gurney, Amon et… Clark. Profitant d’une confusion autour de la monoplace de Pedro Rodriguez, l’Ecossais est parvenu à gagner deux places au départ. Au volant d’une machine qu’il connait à peine, et dont les réglages ont été totalement remis à plat après les essais, il tient le rythme des leaders.

Dès le 4e tour, tandis qu’un léger crachin s’abat sur le circuit, Clark parvient à se débarrasser de la Ferrari d’Amon. Trois tours plus tard, il en fait de même avec l’Eagle de Gurney, dont le V12 Weslake commence à ratatouiller.

Au 11e tour, consternation chez Lotus : le V8 Ford de Graham Hill rend l’âme et c’est en roue libre que l’Anglais rejoint les stands pour abandonner.

Brabham prend la tête de la course mais doit faire face à la pression de Rindt et de Clark qui, sur une piste redevenue sèche, semble gagner en aisance à chaque tour, déployant son style de pilotage tout en précision et en fluidité. Au 15e tour, Clark prend le dessus sur la Cooper-Maserati de Rindt et une boucle plus tard, s’attaque avec succès à Brabham.

C’est alors une démonstration de Clark qui avec une facilité déconcertante, déroule sa partition et s’échappe au rythme de plus d’une seconde par tour, avant de progressivement lever le pied pour ne pas prendre de risque inutile. Il passe la ligne d’arrivée avec près de 25 secondes d’avance sur le duo Brabham-Hulme.

L’avenir appartient à Cosworth

Coup d’essai, coup de maître pour le moteur Cosworth qui s’impose dès sa première apparition et assomme la concurrence. La suite de la saison se déroule sur le même tempo : la Lotus-Ford signe toutes les poles jusqu’à la fin de l’année, tandis que Clark rajoute trois nouveaux succès à son palmarès. Il ne doit qu’à une fiabilité douteuse de laisser échapper le titre mondial à Hulme.

La suite ? Le titre mondial pour Graham Hill et Lotus-Ford en 1968, mais surtout la prise de conscience par l’ensemble du peloton que le V8 Cosworth DFV est l’arme absolue. Un moteur à la fois performant et simple d’utilisation, facile à intégrer. Dès 1968, McLaren et Matra rejoignent le clan Ford, bientôt suivis par la quasi-totalité des écuries du plateau. Le V8 Cosworth devient le symbole de la F1 des années 1970. Entre ses débuts à Zandvoort en 1967 et la prise de pouvoir des moteurs turbo en 1983, il remporte 155 succès, 10 titres mondiaux des constructeurs, et 12 titres mondiaux des pilotes.

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