Bianchi : Mon égoïste tristesse, la fin de mon innocence

Si vous le permettez, Jules, je vais vous tutoyer. Nous avons le même âge. Nous avons la même passion et nous sommes de la même génération ; c’est important car je me figure que si la conscience du risque est présente – plus pour vous, les pilotes, certainement, que pour nous les observateurs – sa concrétisation, elle, est toute aussi lointaine.

Avant ton accident, « grâce » à ceux de Kubica en 2007, de Massa en 2009 ou de Pérez en 2011, je me pensais vacciné contre ces sentiments. Or, ce n’est pas le cas. Ils m’ont, comme pour beaucoup, parcourus de fond en comble, me mettant brutalement face à la triste réalité de l’extrême gravité de ta situation. La fatigue aidant, j’ai été surpris de voir mes yeux se remplir de larmes à t’imaginer, là-bas, luttant entre la vie et la mort, fauché par cet horrible concours de circonstances.

Aujourd’hui, beaucoup s’échinent à trouver des responsables, à mettre en avant des coupables. Ils se battent, s’insultent, pour avancer qu’un bout de tissu de 60 centimètres sur 40 est la faute qui a causé ton accident alors même que tu n’as sans doute jamais pu le voir, ce drapeau. Cela m’intéresse peu. Quand le temps sera venu, bien sûr, tout cela sera tiré au clair. Nous saurons, j’en suis sûr, et des décisions seront prises. Mais pour l’instant, je veux parler de toi. Et donc, de moi.

Je ne suis pas particulièrement fan de toi, je ne t’ai pas particulièrement suivi quand tu étais plus jeune dans les catégories inférieures. Depuis que tu es en F1, mes à priori sont évidemment positifs, car tu es talentueux. Ta première saison l’avait révélé – avec en point d’orgue ce titre de rookie de l’année 2013 – et ta seconde saison l’a confirmé – avec comme moment fort ces deux points inscrits, les premiers de Marussia, à Monaco. Tu es une étoile montante dans le giron de la plus grande écurie de la discipline que tu pratiques.

Égoïste tristesse

Ce dimanche, je crois qu’outre la révolte intérieure que l’on peut ressentir à l’idée qu’un jeune homme de 25 ans, plutôt beau gosse et à l’air éminemment sympathique, puisse perdre la vie et outre la compassion et le chagrin pour tes proches, j’ai ressenti une égoïste tristesse. Je me suis pris à me dire que l’on venait de me priver d’un sportif en devenir qui allait très certainement, un jour, dans un avenir plus ou moins proche, m’offrir quelques uns des plus beaux moments que j’aurais vécu en tant qu’amateur de ce si beau sport. Et les larmes sont montées, la douleur de les contenir avec.

Je t’imaginais déjà, dans deux ou trois saisons, au volant d’une Ferrari performante, à te battre pour la victoire avant de finalement la remporter et enfin concrétiser mes attentes cocardières. Les victoires qui s’enchaînent, puis le titre… Ton sourire qui aurait régné sur la discipline reine. J’étais prêt à attendre longtemps, prêt à être patient pour vivre cela, pour vivre ce que mes parents ont vécu avec Alain Prost. Finalement, j’ai la désagréable impression de vivre ce qu’ils ont vécu avec François Cevert. Qui m’a volé ces moments ? Qui a oublié de me dire que les plus grandes douleurs résident dans ce qui ne sera pas plutôt que dans ce qui ne sera plus ?

Fin de l’innocence

Vois-tu, je n’oublie pas, je n’ai jamais oublié que vous risquez votre vie. Je l’accepte. A dire vrai, au moment des 20 ans des morts de Roland Ratzenberger et Ayrton Senna, je ne me berçais pas d’illusions ; un jour, la faucheuse reviendrait forcément rôder près de vos monoplaces. Mais je n’avais pas vraiment compris ce que cela impliquait en aval, pour la simple et bonne raison que je n’y avais jamais été confronté de manière aussi concrète et aussi consciente.

Dimanche, j’ai pris conscience. J’ai pris conscience du fait que quand vous êtes très gravement blessés, ou pire, ce n’est pas seulement vous qui disparaissez, c’est plus que cela. C’est ce que vous laissez et ce que vous ne nous laisserez jamais. C’est ce sentiment d’être à ce point passionné par vos exploits, tous les quinze jours, que les sanglots viennent en se disant que, dès la prochaine course, la famille ne sera plus au complet. C’est ce sentiment étrange de découvrir qu’inconsciemment, on projette sur vous bien plus que notre regard, mais aussi une partie de nous, ce sentiment que vous portez sur vos épaules nos joies, nos frustrations, nos déceptions passées, actuelles et futures.

Le sentiment est affreux, ravageur. C’est la fin de mon innocence de fan de F1. Et, finalement, plus que pour moi, avec quelques jours de recul, c’est pour toi, pour ton avenir, pour l’occasion manquée d’inscrire ton nom dans l’histoire de ton sport, par cette horrible façon de se blesser gravement que j’ai été submergé. Qui t’a volé ces moments ?

A l’heure où j’écris ces mots, tu te bats, entouré par une équipe médicale compétente et par ta famille, pour ta vie bien avant de te battre pour ta carrière. Mon égoïste tristesse demeure et demeurera sans doute longtemps, mais elle est sans commune mesure avec l’immense peine que je ressens à chaque fois que je lis ton nom, que je vois ton visage. Je ne sais pas ce qui adviendra, mais la douleur des larmes qui ne coulent pas et celle des larmes qui ont coulé ne disparaîtra pas, pas tout de suite…

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