L’autre Team Haas, ou le côté obscur de la FORCE

Si tout se déroule comme prévu, l’écurie de Gene Haas disputera sa première course en 2016. Il s’agira de la première écurie américaine depuis les teams Parnelli et Penske, qui firent toutes deux leurs débuts en 1974. Mais au beau milieu des années 1980, un autre grand nom du sport auto US s’essaye à la F1. Il s’appelle Haas… Carl Haas.

En 1984, Carl Haas est un propriétaire d’écurie reconnu outre-Atlantique : depuis plus de 10 ans, cet ancien pilote aligne des voitures dans divers championnats nord-américains, comme le CanAm ou la Formule 5000 et depuis une saison, il s’est associé à l’acteur Paul Newman pour créer une équipe de Champ Car avec Mario Andretti au volant. L’équipe est d’emblée performante (fondée en 1983, elle remportera son premier championnat dès l’année suivante !) et elle conclut un contrat de sponsoring avec Beatrice Foods, un important groupe agroalimentaire basé dans l’Illinois. Cet accord prévoit, outre le financement de l’équipe Newman-Haas de Champ Car, la possibilité pour Carl Haas de fonder une équipe de F1 dès la saison 1985.

Des bases solides

Fort du soutien financier de Beatrice, Carl Haas parvient à convaincre Ford de lui octroyer la fourniture exclusive du futur moteur turbo que Cosworth est chargé de développer pour remplacer son V8 DFV, désormais dépassé par les blocs suralimentés qui ont envahi la F1 à l’aube de la décennie. Haas dispose donc d’un sponsor solide et du soutien d’un grand constructeur. Pour mener à bien son projet, il va s’associer à son compatriote Teddy Mayer, l’homme qui avait assuré la direction de McLaren entre le décès de son fondateur en 1970 et sa revente à Ron Dennis et Mansour Ojjeh en 1981. Mayer, qui a connu le succès en F1 dans les années 70 avec Emerson Fittipaldi et James Hunt, va prendre une participation dans la nouvelle écurie et se charger de lui trouver une base européenne. Ce sera chose faite avec le rachat d’une ancienne usine à Colnbrook, à 30 kilomètres de Londres.

Haas et Mayer vont baptiser leur écurie FORCE, acronyme de « Formula One Race Car Engineering » et constituer leur équipe technique autour de l’ingénieur Neil Oatley, qui travaillait pour Williams depuis 1977. FORCE embauchera également un jeune technicien dont on entendra parler plus tard : un certain Ross Brawn, avant qu’un autre futur grand designer en la personne d’Adrian Newey ne rejoigne l’aventure courant 1986. Haas a voulu s’entourer des meilleurs pour mener à bien son projet: « Nous avions des personnes exceptionnelles. Il n’y a pas de doute. Nous avions beaucoup de très bons. »

Parmi ses nombreuses activités, Carl Haas assurait également l’importation des châssis de course de Lola aux Etats-Unis. C’est pour cette raison que les voitures produites par FORCE porteront le nom du constructeur anglais, sans que celui-ci ne soit intervenu à quelque moment que ce soit dans leur conception ou leur réalisation.

Le dernier élément manquant au puzzle n’est autre que le pilote. Haas et Mayer vont confier l’unique voiture qu’ils comptent engager en 1985 à un champion du Monde. L’Australien Alan Jones, titré en 1980 et retraité l’année suivante, a accepté l’offre de Carl Haas, pour lequel il avait couru avec succès en CanAm en 1978. Il s’agit du second come-back de Jones, qui avait épisodiquement remplacé Chico Serra chez Arrows en 1983.

Des débuts difficiles

La décision de Ford de construire un moteur turbo avait été prise tardivement au cours de l’année 1984 et Keith Duckworth, le co-fondateur de Cosworth en charge du dessin du nouveau bloc, perdit trois mois à tenter de développer un quatre cylindres en ligne. Hélas, ce premier bloc souffrait d’insolubles problèmes de vibrations, contraignant Duckworth à revenir à sa planche à dessins pour concevoir un V6, qui ne pourra faire ses débuts qu’en 1986 ! Ce gros contretemps poussera Haas et Mayer à trouver une solution de repli, pour permettre à leur équipe de faire ses débuts en Grand Prix dès l’année 1985. Les associés se tourneront vers la petite entreprise de Brian Hart, dont le petit 4 cylindres turbo a permis à la Toleman d’Ayrton Senna de crever l’écran en 1984. Le premier châssis conçu par FORCE n’étant pas prêt non plus pour le début de saison, Alan Jones fera finalement débuter la Lola THL1 à moteur Hart au Grand Prix d’Italie, 12ème manche de ce championnat 1985.

Les débuts seront difficiles : qualifié au 25ème rang, Jones devra renoncer au sixième tour, sur casse moteur. Le Team Lola Beatrice ne concourra pas lors de la manche suivante, le GP de Belgique, car l’équipe n’était tout simplement pas inscrite à cette épreuve, qui devait initialement se courir plus tôt dans la saison. Haas sera de retour à Brands Hatch pour le GP d’Europe. Si cette course est restée dans l’histoire de la F1 pour avoir vu Alain Prost remporter son premier titre mondial, elle se soldera par un nouveau fiasco pour la Lola-Hart. Qualifié 22ème, Jones renoncera au bout de 13 tours, après la défaillance de son circuit de refroidissement. La manche suivante, à Kyalami verra l’Australien se qualifier en 22ème position, mais ne pas prendre le départ pour raisons de santé. Il prouvera toutefois qu’il a encore l’étoffe d’un champion lors de son Grand Prix national, dernière manche de la saison 1985. Après avoir eu l’honneur d’inaugurer le nouveau tracé d’Adelaide lors des essais, il calera sur la grille de départ, puis effectuera une remontée spectaculaire jusqu’au 6ème rang… avant que l’alimentation électrique du moteur Hart ne le trahisse au 19ème tour de ce qui était sa 100ème course en F1.

Manque de puissance et de fiabilité

Après ces débuts difficiles, toute l’équipe attend avec impatience la saison 1986 et l’arrivée du nouveau V6 Ford GBA, pour remplacer un 4 cylindres Hart à la puissance limitée, qui est le principal motif d’insatisfaction d’Alan Jones. L’Australien le gratifiera du joli surnom de « grenade à main » en raison de sa tendance à exploser à intervalles rapprochés… Bien des années plus tard, il ajoutera qu’il s’agissait « [d’]un garçon qui essayait de faire un boulot d’homme… C’était un moteur de F2 suralimenté… La question n’était pas de savoir si il allait casser, mais quand ». Hélas, le Ford n’est pas prêt pour le début du championnat et la Lola-Hart THL1 de l’année dernière devra reprendre du service. La seule nouveauté en ce début de saison est que deux voitures défendront les couleurs du Team Haas. Carl Haas et Teddy Mayer ont en effet décidé de confier une seconde monoplace à Patrick Tambay, vainqueur de deux Grands Prix et transfuge de Renault, qui a quitté les circuits à la fin de l’année précédente. Le Français est bien connu des dirigeants : comme Alan Jones, Tambay a piloté pour Carl Haas aux Etats-Unis. Il a également couru pour McLaren à l’époque où Teddy Mayer présidait aux destinées de l’équipe.

Tambay effectuera des débuts convaincants, se qualifiant devant Jones et pointant au 7ème rang avant de devoir renoncer peu avant la mi-course, lâché par sa monture. Jones avait déjà quitté la course dès la 5ème boucle. Le GP d’Espagne, deuxième manche de la saison, verra Jones et Tambay se qualifier en 17ème et 18ème positions. Le Tricolore y amènera pour la première fois une Lola-Hart à l’arrivée ; au 8ème et dernier rang.

Malgré des performances légèrement inférieures à celles de son coéquipier, c’est à Alan Jones que reviendra le privilège d’étrenner la nouvelle Lola THL2 à moteur Ford, dès la manche suivante courue à Imola. Tambay et sa Lola-Hart de la saison précédente devanceront pourtant le champion du Monde 1980 et sa nouvelle monture de près de 2,2 secondes en qualifications. La course se soldera à nouveau par un double abandon. Dès l’épreuve suivante, à Monaco, Tambay disposera à son tour de la nouvelle voiture. Sur ce tracé gommant le déficit de puissance du nouveau bloc anglo-américain, le Français se qualifiera à une belle 8ème place, 10 rangs devant son coéquipier. Les deux Lola rouges et bleues seront éliminées lors d’accrochages avec les pilotes Tyrrell-Renault, Tambay se sortant indemne d’un spectaculaire tonneau après avoir décollé sur la roue de Martin Brundle.

La manche suivante, à Spa-Francorchamps, verra Jones passer très près du drapeau à damiers : une panne d’essence à trois tours du but le privera de la 7ème place. L’Australien aura sa revanche dès l’épreuve suivante, au Canada, où il ralliera l’arrivée pour la première fois depuis ses débuts avec Haas Lola, à la 10ème place, à trois tours du vainqueur du jour, Nigel Mansell. L’épreuve canadienne sera beaucoup moins positive pour Tambay, qui se blessera en quittant la piste lors du warm-up du dimanche matin.

Pour le remplacer, Haas et Mayer solliciteront d’abord Mario Andretti, qui pilotait pour Newman-Haas en Champ Car. Mais le Champion du Monde 1978 déclinera l’offre, proposant son jeune fils Michael pour le remplacer. Celui-ci ne remplissant pas les critères d’obtention d’une Super Licence, l’écurie recourra finalement aux services d’un autre Américain, Eddie Cheever, ancien pilote Theodore, Ligier, Renault et Alfa-Romeo. Sur le circuit de Detroit, Cheever se qualifiera 11 places et trois secondes devant Jones, mais tous deux abandonneront sur des problèmes de direction. Tambay reprendra son volant dès la manche suivante, en France. Mais là encore, les deux Lola-Ford contraindront leurs pilotes à l’abandon. Il en ira de même à Silverstone où Tambay devra renoncer à seulement 15 tours de la fin, lâché par sa boîte. Jones avait quitté la course plus tôt, en raison d’une défaillance de sa commande d’accélérateur.

Éclaircie

Le Grand Prix d’Allemagne, 10ème manche de la saison verra les premiers signes d’amélioration : qualifiés 13ème et 19ème, Patrick Tambay et Alan Jones termineront tous les deux la course aux 8ème et 9ème rangs. Deux semaines plus tard, le premier GP de Hongrie de l’histoire verra Tambay terminer à la porte des points (7ème), sur un circuit du Hungaroring limitant le handicap de puissance du moteur Ford. Épreuve suivante, le Grand Prix d’Autriche confirmera les progrès du team. La fiabilité qui a souvent fait défaut aux Lola-Ford sera cette fois un atout dans une course marquée par de nombreux abandons, où Jones et Tambay amèneront leur montures aux 4ème et 5ème places, quittant la Styrie avec les cinq premiers points de l’équipe. Le Champion du Monde 1980 récoltera une unité supplémentaire dès la manche suivante, pourtant disputée sur un circuit de Monza particulièrement exigeant en terme de puissance.

Alors que les efforts de Carl Haas et toute son équipe commencent enfin à porter leurs fruits, un événement va venir stopper net leur progression.

Difficultés financières

Ce grain de sable qui va gripper la mécanique, c’est la prise de contrôle de Beatrice Foods par le fonds d’investissement new-yorkais Kohlberg Kravis Roberts, intervenue courant 1985. Les nouveaux propriétaires du groupe agro-alimentaire vont résilier le contrat de sponsoring les liant à Carl Haas. L’impact de cette décision ne se fera sentir qu’en fin de saison 1986 et les Lola-Ford, privées de leur unique bailleur de fonds, ne verront plus l’arrivée, ou alors trop loin des leaders pour être classées.

Dans le même temps, Ford souhaite quitter le navire à son tour et commence à nouer des contacts avec Benetton, qui se retrouvait sans moteur en 1987 suite au retrait de BMW. Newey se souvient: « Les différentes étapes du design de la voiture [de 1987] commençaient à avancer et l’équipe était partie pour la dernière couse de la saison. (…) Ford a décidé qu’ils voulaient aller avec Benetton plutôt que de rester avec Carl et le sponsoring de Beatrice disparaissait. Alors, tout s’est effondré. »

Carl Haas et Teddy Mayer feront leur possible pour s’aligner en 1987, mais leurs efforts seront vains et les deux associés décideront d’arrêter les frais au milieu de l’hiver et de retourner aux USA. L’usine de Colnbrook sera vendue à… Bernie Ecclestone, alors patron de Brabham.

Épilogue

Carl Haas se consacrera à son écurie de Champ Car, qui remportera 8 titres et 107 victoires au fil des décennies, avec pilotes du calibre de Mario Andretti, son fils Michael, Nigel Mansell, Cristiano Da Matta ou encore Sébastien Bourdais. Il coule aujourd’hui une retraite paisible aux côtés de son épouse. Teddy Mayer deviendra le bras droit de Roger Penske et remportera également plusieurs titres en Indycar. Neil Oatley rejoindra McLaren. Sa première création pour l’équipe de Ron Dennis sera la MP4/4 à moteur Honda, qui remportera 15 courses sur 16 en 1988. Ross Brawn et Adrian Newey deviendront les ingénieurs stars des années 1990 et 2000. Avec le V6 Ford GBA, Benetton, finira quatrième du championnat 87 avec deux podiums.

Plusieurs années après, Tambay reviendra sur ce qui sera sa dernière aventure en F1 : « Tout était en place. Nous avions les installations et l’expertise avec Teddy Mayer et tous les gars qu’il y avait autour de lui […] Nous avions Neil Oatley, Ross Brawn et Adrian Newey parmi les ingénieurs. Mon Dieu ! C’était une dream team. » Devant tant de talents réunis, on peut effectivement se demander comment le Team Haas n’a pas connu le succès. Toutes les pièces du puzzle étaient réunies pour que ce projet devienne, au fil des années, un solide concurrent à la victoire. Alors qu’a-t-il bien pu manquer ?

La réponse est à la fois simple et complexe. De l’argent, certes, mais surtout du temps pour régler certains soucis de jeunesse : en effet, beaucoup d’abandons, quand ils n’étaient pas causés par un moteur Hart poussé dans ses derniers retranchements ou un V6 Ford trop jeune, ont été causés par de petits défauts de préparation ou d’assemblage des Lola. Pour le journaliste Nigel Roebuck, passé par Autosport, ces problèmes « étaient la conséquence d’un manque d’attention portée aux détails et, dans certains cas, à une mauvaise préparation ». Ces défauts de jeunesse auraient pu être gommés si l’équipe avait eu le temps d’apprendre de ses erreurs.

Les trois pilotes qui ont couru pour l’écurie sont unanimes : les châssis conçus par FORCE étaient excellents. Cheever parlera de « bijou » et de « la meilleure F1 qu'[il] ait jamais conduit » pour qualifier celui de la THL2. Jones ne tarira pas d’éloges non plus, soulignant que tout ce qu’il manquait à la voiture, c’était des chevaux. La puissance inférieure du V6 GBA aura d’ailleurs un impact sur la motivation du champion du Monde 1980, qui se fera de plus en plus critique au fil de la saison 86 : « Il y avait toujours la promesse de ce formidable nouveau moteur Ford qui devait arriver. C’était petit moteur magnifiquement construit, comme une pièce d’horlogerie. Mais il manquait de tripes. Il ne faisait pas le job. »

Car il faut bien se rappeler que la F1 des années 80 était avant tout une affaire de moteurs. On a souvent, depuis l’instauration du V6 turbo hybride en 2014, joué sur la fibre nostalgique en rappelant cette époque où les versions de qualification des meilleurs propulseurs dépassaient les 1000 chevaux.

Dans ce contexte, le V6 Ford pâtira de certains choix stratégiques de la marque à l’ovale bleu. Là où ses concurrents misèrent sur la puissance pure (avec des casses infiniment plus fréquentes que ce que nous avons pu connaître depuis), Ford privilégia la fiabilité pour préserver son image de marque. Ce choix ne fut guère payant car si Jones, au moins au début, et Tambay ne ménagèrent pas leurs efforts en course, l’absence de variante de qualification du V6 GBA les obligeait à partir de trop loin sur la grille pour espérer quoi que ce soit. Le début de l’année suivante fut également difficile pour Benetton, avec de nombreux problèmes de fiabilité et les monoplaces italiennes marqueront la plupart de leurs points durant la deuxième moitié de la saison 1987. L’une des explications du déficit de compétitivité du moteur anglo-américain est également à chercher du côté de Cosworth et de l’hostilité affichée par Keith Duckworth à l’égard de ces mécaniques suralimentées, qui avaient envoyé à la retraite son glorieux V8 DFV, icône des de la F1 des années 70. L’artisan anglais abandonnera d’ailleurs le turbo dès 1988, un an avant leur bannissement des circuits.

Le choix de pilotes faits par Haas et Mayer est également sujet à caution : si le retour d’expérience d’un pilote chevronné est plus qu’utile pour une équipe débutante, Alan Jones se démotivera vite. Et Tambay était également en fin de carrière quand il a rejoint l’écurie de Colnbrook.

Il faut réunir beaucoup de facteurs pour simplement réussir à survivre en Formule 1 et de nombreux événements isolés, comme un changement d’actionnaire, noués parfois très loin des circuits peuvent anéantir le projet le mieux préparé. Les choses sont devenues plus dures encore depuis l’époque de Carl Haas et Teddy Mayer et de nombreuses écuries, pourtant couvertes de succès en formules de promotion, ont depuis échoué à simplement quitter les fonds de grille en catégorie reine.

Gene Haas se repose sur ses talents de businessman, patron d’un groupe industriel, sur un certain pragmatisme (son renoncement à baser son team à Charlotte pour s’installer en Angleterre le prouve) et sur son expérience du sport auto US pour fonder son équipe sur des bases solides. Souhaitons-lui plus de réussite que n’en a connu son homonyme il y a 30 ans.

(L’image illustrant cet article est sous contrat de licence « Attribution Non-Commercial ». Il s’agit d’une THL1 à moteur Hart participant à une course de voitures historiques.)

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