ALAIN PROST : ROUGE CENT

Lewis Hamilton devrait prochainement décrocher son 100e succès en grand prix. Une statistique folle qui n’a longtemps semblé accessible qu’aux écuries. C’est Ferrari qui en 1990, lors du GP de France, avait été la première à atteindre cette barre symbolique, avec Alain Prost au volant. Le point culminant du passage du Professeur au sein de la Scuderia, avant des lendemains désenchantés.

Un Ricard sinon rien

Juillet 1990. Alain Prost arrive sur le Castellet avec un immense sourire. Lui, le Professeur, parfois raillé pour son style d’épicier, anti-spectaculaire, à l’opposé de celui de son grand rival Ayrton Senna, vient de remporter au Mexique l’une des plus belles, si ce n’est la plus belle victoire de sa carrière. Parti d’une lointaine 13e place sur la grille, seulement 15e au premier virage, le Français, au volant de sa Ferrari, a livré une spectaculaire remontée, s’offrant même le luxe d’un dépassement sur Senna à quelques tours de l’arrivée.

Contraint fin 1989 de quitter McLaren où l’ambiance était devenue irrespirable en raison de sa rivalité avec Ayrton Senna et de la dégradation de ses rapports avec Ron Dennis, Prost savait qu’en rejoignant la Scuderia Ferrari, qui n’a pas joué le titre mondial depuis la saison 1985, il n’aurait pas la tache facile. Ce succès mexicain marque le véritable démarrage de sa saison qui, hormis une victoire un peu chanceuse au Brésil, était jusqu’à présent assez laborieuse. Il lui permet de se relancer dans la course au titre, en revenant à seulement 8 unités de Senna.

Sur le bitume flambant neuf et très abrasif du Paul Ricard, la Scuderia ne tarde pas à confirmer sa montée en puissance. Alors que la Ferrari 641 souffre depuis le début de saison dans l’exercice des qualifications, elle s’offre une pole position (la première pour la Scuderia depuis près de 2 ans), aux mains de Nigel Mansell. Seulement 4e derrière les McLaren-Honda de Gerhard Berger et Ayrton Senna, Prost ne s’inquiète pas. Parfaitement à l’aise sur le tracé varois où il s’est déjà imposé en 1983, 1988 et 1989, il sait que sa position sur la grille ne reflète pas le véritable potentiel de sa monture.

Le grand prix commence pourtant bien mal pour Prost, qui rate son départ et se fait déborder par Alessandro Nannini (Benetton) et Riccardo Patrese (Williams). Bien parti, Mansell conserve le leadership, mais se fait dépasser quelques instants plus tard par Berger dans la ligne droite du Mistral. Au tour suivant, Senna lui réserve le même sort. Les deux McLaren sont en tête.

Rapidement, la course prend une tournure étrange. Alors qu’on pouvait imaginer les McLaren s’échapper, elles semblent en délicatesse avec l’usure de leurs pneus, obligées d’adopter un faux rythme, ce qui permet à plusieurs trains plus ou moins espacés de se former derrière elles. Au bout de 20 tours de course, on retrouve un peloton de tête composé de Berger, Senna, Mansell et Nannini. Un peu derrière, Patrese bouchonne Prost. Et encore un peu plus loin, Piquet (Benetton) emmène Alesi (Tyrrell) et le surprenant Ivan Capelli. Au volant de sa Leyton-House, l’Italien pointe à la 9e place, mais à moins de 10 secondes du leader Berger !

Attention à la March

Entre le 20e et le 30e tour, la salve des arrêts au stand pour passer des gommes neuves change totalement la physionomie du grand prix. A la faveur d’un arrêt plus rapide que ses concurrents, et ayant parfaitement exploité les quelques tours sans personne devant lui, Alain Prost est parvenu à doubler les cinq pilotes qui le précédaient. Il se retrouve donc en tête du grand prix ? Non, il n’est que troisième, car les deux Leyton-House d’Ivan Capelli et de Mauricio Gugelmin ne se sont pas arrêtées et ne semblent pas vouloir le faire.

Voir les Leyton-House (nouvelle appellation officielle de l’écurie March suite à son rachat par son principal sponsor, un consortium japonais) à pareille fête est une immense surprise. Lors de la manche précédente, à Mexico, elles avaient échoué à se qualifier avec seulement les 27e et 28e meilleurs chronos. Un fiasco qui a valu à leur concepteur, un certain Adrian Newey, de se faire limoger. L’ingénieur anglais n’est cependant pas resté longtemps au chômage puisque l’écurie Williams lui a immédiatement offert le rôle de chief-designer, sous la direction technique de Patrick Head.

Il apparaît que la Leyton-House, très pointue aérodynamiquement et à la dérive sur les bosses de Mexico, s’accommode parfaitement du billard du Castellet. Cela permet à la monoplace turquoise d’exploiter tout son potentiel, mais également d’être particulièrement économe avec les pneus.

Pendant près de 20 tours, Prost bute derrière la monoplace de Gugelmin, et doit également surveiller le retour de Nannini dans ses rétroviseurs. Au 54e tour des 80 au programme, Alain Prost parvient enfin à faire sauter le bouchon Gugelmin, et en quelques boucles, opère la jonction sur Capelli qui naviguait 8 secondes devant. Mais le pilote italien, considéré comme un des grands espoirs de la F1, et que Prost lui-même tient en haute estime, justifie sa belle réputation. Sans commettre la moindre faute et malgré un moteur qui commence à montrer des signes de fatigue, il résiste à la pression du Français, parvient à parer toutes ses attaques et réussit même à mettre à profit le dépassement des pilotes retardataires pour s’offrir un peu de répit.

A 2 tours de l’arrivée, le conte de fée prend fin pour le Milanais. Son moteur est à bout de souffle et il doit s’incliner. Devant son public, Alain Prost offre à la Scuderia Ferrari son 100e succès en F1. Capelli sauve la 2e place, et Senna, dont le dimanche a été gâché par un changement de pneus catastrophique, mais qui n’avait de toute façon pas le rythme pour rivaliser avec Prost, met à profit les abandons en fin de course de Gugelmin et Nannini pour décrocher un podium inespéré.

Dans le clan Ferrari, l’ambiance est évidemment à la fête. Et le lendemain, la presse italienne, rarement dans la demi-mesure, n’a pas de mots assez forts pour congratuler Alain Prost, vu comme le messie en train de ramener la Scuderia vers les sommets. Une euphorie qui se prolonge une semaine plus tard à Silverstone quand Alain Prost remporte un troisième succès consécutif et ravit à Ayrton Senna la tête du championnat du monde. Toute l’Italie se prend à rêver d’un titre mondial des pilotes qui échappe à Ferrari depuis 1979 et le sacre de Jody Scheckter.

Mariage à l’italienne

Tout va pour le mieux chez Ferrari. En apparence du moins. Car en coulisses, tous les ingrédients de la crise à venir sont déjà là. Cesare Fiorio, l’ambitieux directeur de la Scuderia Ferrari, prépare en secret un gros coup : reconstituer à Maranello le duo Prost-Senna. Quelques jours avant le GP de France, il s’est rendu à Monaco, au domicile d’Ayrton Senna. Les deux hommes se sont mis d’accord sur les grandes lignes du contrat qui permettra au Brésilien de rejoindre Ferrari en 1991.

Piero Fusaro, Président de Ferrari, voit d’un mauvais œil l’ambition débordante de Cesare Fiorio, chouchou du clan Agnelli, à qui tout semble réussir. Quand il apprend l’existence d’un accord de principe avec Senna, il se fait un malin plaisir d’en aviser immédiatement Prost, lequel, se sentant trahi, accueille évidemment très mal la nouvelle, et menace de claquer la porte. Suffisant pour faire capoter le transfert de Senna. Quant au lien de confiance Prost-Fiorio, il est irrémédiablement brisé.

Autre souci pour la Scuderia, le cas Nigel Mansell. Arrivée l’année précédente chez Ferrari, l’Anglais a été immédiatement adopté par les tifosis, qui l’ont surnommé « Il Leone » (« Le Lion ») en référence à son pilotage généreux. Mais en cette année 1990, le moustachu est moins à la fête. En piste, il souffre de la comparaison face à Prost qui l’a également marginalisé en interne en se mettant dirigeants, ingénieurs, mécanos et journalistes dans la poche. Désabusé d’être relégué au rang de simple lieutenant, Mansell baisse les bras et après un cruel abandon à Silverstone, annonce même un temps sa retraite sportive.

Mansell retrouve des couleurs à Estoril en septembre, en signant la pole et en remportant sa première victoire de la saison. Mais son départ en crabe au cours duquel il tasse Prost contre le muret des stands, permettant aux McLaren de Senna et Berger de lui passer devant, fait grand bruit. Il fait ainsi perdre à Prost de précieux points dans sa lutte contre Senna au championnat. Le Français est furieux contre son coéquipier, en roue libre depuis plusieurs semaines, mais surtout contre Cesare Fiorio, qu’il accuse d’être incapable de mettre en place une stricte discipline d’équipe au moment où le championnat rentre dans sa phase décisive.

Une semaine plus tard, la victoire de Prost à Jerez est l’occasion d’une réconciliation générale avec Mansell et Fiorio, mais la perte du titre à Suzuka à l’issue d’un accrochage avec Senna dès le premier virage du grand prix, fait immédiatement ressurgir les rancœurs, surtout que Fiorio, sans doute pour ne pas insulter l’avenir, ne condamne que mollement l’agression dont le Brésilien s’est rendu coupable.

Putain de camion

Dépité par l’issue du championnat, Prost songe un temps à tout plaquer. Une campagne d’essais hivernaux particulièrement prometteuse lui requinque le moral. Des espoirs hélas douchés dès les premiers grands prix de la saison 1991 au cours desquels la Ferrari apparaît finalement très loin du compte.

Déjà fragilisé par l’épisode des négociations secrètes avec Senna, puis par les frasques de Mansell à Estoril, Cesare Fiorio est le premier fusible à sauter, après le GP de Monaco. Alain Prost ne pleure pas sur le sort de son patron, mais  ne se réjouit pas non plus, car il sait être désormais en première ligne. Lui-même critiqué pour ses récentes prestations (notamment son abandon tragi-comique dans le tour de chauffe du GP de Saint-Marin), en conflit avec la presse italienne qui lui reproche de trop se plaindre, il se retrouve également en porte-à-faux vis a vis de sa direction, qui se sent menacée par ce pilote très politique, qui ne se contente pas de tourner le volant, aime un peu trop mettre son nez dans les affaires internes et à qui on prête même l’ambition de diriger l’écurie.

A l’issue du GP du Japon, handicapé par une direction très lourde, il a le malheur de dire qu’un camionneur avec de gros bras aurait fait aussi bien que lui. Dans les jours qui suivent, la phrase est abondamment reprise et transformée par les médias, qui titrent : « Prost compare sa Ferrari à un camion ». Piero Fusaro, qui depuis plusieurs semaines cherche à se séparer de son encombrant pilote, trouve là le prétexte idéal pour arriver à ses fins et limoge le Français à la veille de l’ultime course de la saison en Australie.

Comble de l’absurde, après avoir écarté Alain Prost, le Président Fusaro est lui-même débarqué trois semaines plus tard par la direction de Fiat et le premier chantier de son remplaçant, Luca di Montezemolo, consiste à tenter de faire revenir le Français au bercail. Pas fou, comprenant bien que, aussi humiliante soit-elle, son éviction de Ferrari a été un mal pour un bien et qu’il a tout intérêt à rebondir ailleurs, loin du bourbier qu’est devenue la Scuderia, Prost décline poliment l’offre. La calamiteuse campagne 1992 des Rouges lui donnera raison.

En l’espace de 16 mois, la Scuderia Ferrari est donc passée de l’euphorie d’une 100e victoire avec les titres mondiaux en ligne de mire, à une crise politique et sportive dont elle mettra de longues années à se remettre.

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